Invitée d’honneur de la deuxième édition de la «Quinzaine de la Poésie Féminine vers et proses au féminin», Évelyne Trouillot fait partie de ces auteurs incontournables haïtiens lue à travers le monde, son premier recueil de nouvelles «La chambre interdite» paru en 1996 a connu un succès retentissant. Prix Soroptimist de la Romancière Francophone (Grenoble) en 2004, pour « Rosalie l’infâme ». Prix Beaumarchais (ex æquo) en 2005 pour « Le Bleu de l’île ». Évelyne Trouillot est l’une des voix majeures de la littérature haïtienne contemporaine.
Conçu par la plateforme de littérature contemporaine, «Plimay la deuxième édition de la quinzaine de la poésie féminine vers et proses au féminin est lancée. Cet évènement qui se déroule en ligne est lancé ce 14 août 2020 et prendra fin le 29 août prochain. L’objectif est double selon les organisateurs : valoriser et vulgariser la production littéraire des femmes, notamment la poésie à travers le monde.» Nous sommes allées à la rencontre de l’invitée d’honneur de cet évènement « symboliquement important » pour savoir sa vision sur la poésie, les figures féminines qui l’on marquées, et la place des femmes dans la littérature haïtienne d’aujourd’hui.
Après avoir été l’invitée d’honneur de la 26ème édition de “Livres en folie” vous êtes maintenant l’invitée d’honneur de la « Quinzaine de la poésie féminine vers et proses au féminin » Peut-on dire que cette année est glorieuse pour votre carrière en tant l’une des voix majeures de la littérature haïtienne contemporaine ?
Je dirai plutôt satisfaisante du fait qu’on est toujours heureux d’être apprécié chez soi. Et d’être l’invitée d’honneur de deux manifestations littéraires au cours de cette année est le signe que certains lecteurs aiment bien ce que j’écris. J’en suis heureuse. Quand on écrit on ne pense pas aux lecteurs mais après c’est un bonheur de s’entendre dire que le livre a plu, qu’un personnage a laissé sa marque, que l’histoire a fait son chemin dans l’imagination d’une lectrice.
Cette année est particulièrement difficile pour nous tous, ici comme ailleurs. La pandémie Covid-19 a jeté le monde dans une situation terrifiante qui semble n’être pas près de se terminer. Chez nous, la situation sociale et politique est particulièrement catastrophique. Il est vrai que nous avons l’habitude des désastres et des bouleversements de toutes sortes, mais ce que nous vivons actuellement est une descente en enfer. Des bébés meurent, des couples sont assassinés chez eux, des femmes enceintes sont tuées, les prix des produits de première nécessité augmentent à un rythme étourdissant, les gangs sont dans la ville, sur les routes, le blackout s’étend partout et renforce cette sensation de sombrer. Le gouvernement ne semble pas se soucier de la population et renforce par ses actions l’insécurité, la précarité et le chaos. C’est une année éprouvante au possible. On peut se dire que vient faire la littérature dans un tel contexte. Ou alors pourquoi parler de tout cela dans le cadre d’une manifestation littéraire ? Et moi je réponds que citoyenne et écrivaine vont de pair et que c’est le même combat. Un combat pour la justice, l’égalité, la paix. La littérature c’est la quête de sens dans un monde où les injustices, les profits font la loi. La littérature peut nous aider à regarder autrement le monde et à imaginer un monde meilleur. Et aussi à réveiller les consciences endormies.
En tant que invitée d’honneur de la quinzaine de la poésie féminine qu’est ce que cela veut dire pour vous en tant qu’écrivaine ?
La poésie est un souffle toujours renouvelé de beauté, de force et de lumière. C’est un plongeon à l’intérieur de nous-mêmes pour revenir plus riche et plus fort face au monde. Elle nous nourrit d’images, de sens, de questions, d’idées, elle peut réveiller ce qui est beau en nous. Pour moi, elle est essentielle. Je suis donc touchée et fière d’être l’invitée d’honneur de la quinzaine de la poésie au féminin. Je voudrais partager avec vous les vers d’Eavan Boland, une poétesse irlandaise que je viens de découvrir. Dans son recueil traduit en français Une femme sans pays », elle écrit : « Je veux un poème dans lequel je puisse vieillir./ Un poème dans lequel je puisse mourir. » Je trouve que ces vers magnifiques traduisent bien le caractère intense, incandescent et fondamental de la poésie. Une poésie liée au monde et aux autres, une poésie qui résiste et veut vivre jusqu’au bout.
Quelle est l’importance d’une quinzaine qui met les écrivaines en valeur ?
Les femmes qui écrivent de par le monde, sont souvent moins représentées sur la scène littéraire. Tant au niveau des critiques, des éditeurs ou des lecteurs ou des autres écrivains.es le traitement souvent diffère quand il s’agit d’une femme qui écrit. Le regard qu’on pose sur le travail de la femme est trop souvent teinté des préjugés que la société elle-même génère et reproduit. En outre, les femmes qui veulent écrire font face à plus d’obstacles que les hommes ; les attentes de la société à leur égard incluent rarement un espace de création, un espace individuel car la création littéraire est généralement individuelle. Même lorsqu’elle s’ouvre au monde et est traversée par le monde. Donc, une quinzaine qui met à l’honneur les poétesses est symboliquement importante. Elle valorise la poésie et elle encourage les femmes désireuses de se lancer dans cette belle aventure qu’est l’écriture à ne pas se décourager, à se battre pour accomplir leur rêve. J’apprécie fortement cette initiative.
Quelles sont les figures féminines qui vous inspirent ?
Je pense d’abord aux sœurs Sylvain (Suzanne Comhaire-Sylvain, Madeleine Sylvain-Bouchereau, Yvonne Sylvain) qui dans plusieurs domaines, ont marqué leur temps. On devrait davantage parler d’elles ici et les faire connaitre aux jeunes haïtiens et haïtiennes. Mais je pense aussi à toutes ces femmes anonymes que l’histoire oublie. Qui dans notre pays se sont battues d’abord contre l’esclavage et la colonisation. Toutes celles qui se sont battues contre l’Occupant pendant les 19 ans d’occupation américaine. Celles qui ont été arrêtées, torturées pendant le régime des Duvalier, celles qui ont continué de se battre. Celles qui se battent aujourd’hui, qui descendent dans la rue, manifestent pour moins d’inégalités, plus de justice et de paix. Je crois qu’il faut rendre hommage à ces femmes dont on ne parle pas mais qui font avancer l’histoire.
Nous nous accrochons aux héros (les héroïnes sont nettement moins nombreuses dans les livres d’histoire), nous négligeons les masses dont l’action est fondamentale. Je refuse de penser seulement à 3 ou 4 femmes héroïnes, je pense à celles dont on ne connait pas les noms et qui pourtant ont eu des actions remarquables pour faire avancer la science, la justice, les droits de la femme. Pas seulement ici, mais de par le monde.
En ce qui a trait à la poésie spécifiquement, je peux citer des poétesses comme Velma Pollard de la Jamaïque, Merle Collins de Grenade que j’ai eu le bonheur de rencontrer et qui sont devenues toutes deux des amies, d’autres que je découvre au fil de mes lectures, Kay Ryan et Sylvia Plath des États-Unis, Eavan Bolan de l’Irlande et ici, chez nous, Janine Tavernier, Yanick Jean et d’autres. Ces femmes ont poursuivi, poursuivent encore leurs besoins d’écrire et ont choisi de ne pas mettre de côté la poésie. J’ai une pensée spéciale pour Farah Martine Lhérisson qui n’a publié qu’un seul recueil Itinéraire Zéro, mais c’est un recueil qui a porté du neuf et du beau dans la poésie haïtienne. « Désespérément moi/ à l’aller et au retour. » a-t-elle écrit.
Quelle est la place des femmes aujourd’hui en Haïti ? Est -ce qu’elle évolue ?
Justement, la place des femmes n’est pas ce qu’elle devrait être. Avant et pendant la fête des mères, les radios passent des chansons pour louer la femme, la mère, le « potomitan » de la famille et de la société. Mais ce potomitan a-t-elle un pouvoir réel ? Ce qu’elle a plus que tout ce sont les responsabilités et les charges. Responsabilités familiales qui semblent ne jamais prendre fin et que trop souvent les femmes assument seules comme si c’était naturel de le faire. Evidemment il y a eu quelques améliorations. Les organisations féministes se sont battues et il y a eu des résultats. C’est une lutte qui continue car l’obscurantisme règne, certaines femmes elles-mêmes, conditionnées par le milieu, le véhiculent. En ce sens, il faut beaucoup de sensibilisation et de formation sur des sujets délicats mais essentiels : le rapport de la femme avec son corps, l’avortement, le viol, le harcèlement sexuel, les violences domestiques, le droit à l’éducation. La femme haïtienne a beaucoup à donner à son pays et au monde. Il faut donc plus de femmes aux postes électifs, plus de femmes dans les postes de direction, et pour y arriver il faut plus de femmes à l’école et à l’université. Plus de femmes ayant confiance en leurs capacités.
Je dirai pour répondre directement à votre question que la situation évolue, elle n’est pas celle d’il y a 20 ou 30 ans. Mais il ne faut pas non plus oublier que chaque fois que la société traverse une crise sociale, économique et politique, ce sont les catégories les plus vulnérables qui en sont les premières victimes. Notre société est en crise, la violence s’abat sur les femmes et les enfants, les gangs s’attaquent aux femmes et aux enfants. Par ailleurs, les femmes perdent leur emploi plus rapidement que les hommes en cas de crise économique. La situation actuelle est catastrophique pour les femmes haïtiennes, et il faut espérer que l’esprit de résistance persistera et que nous pourrons changer les choses.
Si vous aviez un message à faire passer aux jeunes poétesses d’Haïti ou d’ailleurs, quel serait-il ?
D’être vraies, de parler une parole qui sort du dedans, de ne pas suivre une tendance, mais de chercher ce qui fait mal, ce qui fait jouir et de l’écrire. De trouver des images nouvelles mais surtout de trouver son propre style. Ne pas se contenter trop vite des premiers jets, de relire et de relire, de peaufiner, de faire lire par d’autres et de ne pas avoir peur des critiques. Tant de poètes de par le monde, tant de livres à lire. On ne peut pas tout lire évidemment mais on ne peut pas non plus vouloir écrire et ne pas s’intéresser à ce qui se fait dans le domaine. Mais surtout ne pas se laisser décourager par la société et poursuivre son rêve d’écriture.
Quel est votre prochain agenda culturel et littéraire dans les semaines et mois à venir ?
Parmi les projets en cours : un recueil de poésie en français chez mon éditeur, un nouveau roman sur un sujet qui me fascine, les jumelles et les relations entre elles. J’ai des déplacements prévus au cours des derniers mois de l’année mais bien entendu, le virus peut bouleverser toutes nos planifications. Je pense que la pandémie nous a appris à identifier l’essentiel, à mettre de côté ce qui n’était pas indispensable à nos vies, mais comme pour vous et beaucoup d’autres, je pense que ce confinement devient de plus en plus pesant quoique nécessaire.
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Propos recueillis par : Marc Sony Ricot